CHAPITRE 15

 

Le soir à la Baie de Jaxom et

Tard dans la soirée au Weyr d’Ista, 28.8.15

 

 

Sharra enseignait à Jaxom et Brekke un jeu d’enfant, qui se jouait avec des cailloux et des bâtonnets, quand Ruth, qui dormait un peu plus loin entouré de ses lézards de feu, s’éveilla. Il s’assit brusquement, étira le cou et émit le hululement strident saluant la mort d’un dragon.

— Oh, non ! s’écria Brekke la première. Salth est mort !

Jaxom se demanda qui c’était.

— Canth dit qu’il essayait de couvrir Caylith, et que son cœur n’a pas résisté ! reprit Brekke, accablée de chagrin. L’imbécile ! Il devait bien savoir que les jeunes dragons seraient plus rapides que ce pauvre vieux Salth !

— Bien fait pour T’kul ! ajouta Sharra, le regard flamboyant. Je vis depuis longtemps avec les Anciens, ne l’oubliez pas ! Ils sont… impossibles ! Je pourrais vous raconter des choses ! Si T’kul a été assez bête pour laisser son dragon participer au vol nuptial d’une jeune reine, alors il a mérité de perdre sa bête ! Désolée ; mais je connais bien ces Méridionaux !

— Je savais que leur exil finirait par causer de graves problèmes, dit lentement Brekke, mais…

— D’après ce que je sais, dit Jaxom, l’exil était la seule solution. Ils ne remplissaient pas leurs devoirs envers leurs vassaux. Ils exigeaient bien plus que la dîme.

— Je sais tout ça. Mais ils ont abandonné leur propre époque et sont venus dans l’avenir pour sauver Pern…

Réalisait-elle qu’elle se tordait les mains à s’en faire blanchir les phalanges ?

— Mais ils voulaient que chacun s’en souvienne à chaque respiration, poursuivit Jaxom.

— Nous, nous ignorons les Anciens, dit Sharra en haussant les épaules. Nous nous occupons de nos affaires, nous arrachons toutes les herbes dans le Fort, et rentrons nos animaux pendant les Chutes. Et nous faisons de rapides sorties avec les lance-flammes, simplement pour nous assurer que les larves ont bien fait leur travail.

— Ils ne combattent pas les Fils ? demanda Brekke, stupéfaite.

— De temps en temps, quand ça leur chante, ou si leurs dragons sont énervés… dit Sharra avec dédain. Oh, cela n’est pas la faute des dragons ! Ni même la faute de leurs maîtres. Quand même… s’ils avaient bien voulu faire une partie du chemin à notre rencontre… nous aurions pu les aider.

— Il faudrait que je m’en aille, dit Brekke. T’kul n’est plus que la moitié de lui-même.

Sa voix mourut ; livide, elle fixa l’horizon à l’ouest, les yeux dilatés, puis elle poussa un cri d’horreur.

— Brekke, qu’est-ce qu’il y a ?

Sharra se leva d’un bond et la prit dans ses bras.

Ruth gémit et se blottit contre Jaxom pour se réconforter.

Elle a très peur. Elle parle à Canth. Il est malheureux. Un autre dragon est très faible. Canth est avec lui. Maintenant, c’est Mnementh qui parle. T’kul se bat avec F’lar !

L’agitation se communiqua aux lézards de feu, qui se mirent à voler en tous sens, dans une cacophonie de pépiements ; Jaxom agita les bras pour les faire taire.

— C’est horrible, Jaxom, s’écria Brekke. Il faut que j’aille là-bas. Ils doivent bien voir que T’kul n’est plus responsable de ce qu’il fait. Pourquoi ne le maîtrise-t-on pas ?

Elle partit en courant vers l’abri.

Sharra se tourna vers Jaxom, levant une main comme pour le supplier de la détromper.

— T’kul hait F’lar. S’il a perdu son dragon, il a aussi perdu la raison. Il tuera F’lar !

Jaxom la serra contre lui, et demanda à Ruth d’écouter attentivement.

Je n’entends rien. Canth est dans l’Interstice. J’entends seulement qu’il y a des problèmes. Ramoth vient…

— Ici ?

Non, là où ils sont, dit Ruth, dont les yeux s’assombrirent jusqu’au pourpre de l’inquiétude. Je n’aime pas ça.

— Qu’est-ce que tu n’aimes pas, Ruth ?

— Oh, je vous en supplie, Jaxom, qu’est-ce qu’il dit ? J’ai peur.

— Lui aussi. Et moi aussi.

Brekke sortit du bois, sa tunique de vol dans une main, dans l’autre un sac de médicaments mal fermé.

Un nouveau choc les frappa. Ruth rugit de terreur. Brekke chancela et serait tombée si Jaxom et Sharra ne s’étaient pas précipités pour la soutenir.

— Oh non, pas Robinton ! Comment ?

Le Maître Harpiste.

— Il n’est pas mort ? s’écria Sharra.

Le Maître Harpiste est très malade. Ils ne veulent pas le laisser partir. Il faudra qu’il reste. Comme vous êtes restée.

— Je vais vous emmener, Brekke. Sur Ruth. Je vais chercher ma tunique de vol.

Les deux femmes tendirent la main pour le retenir.

— Vous ne pouvez pas encore voler, Jaxom. Maintenant, c’était pour lui qu’elle avait peur.

— C’est vrai, Jaxom, dit Sharra. Le froid de l’Interstice… Vous n’êtes pas encore suffisamment rétabli.

Maintenant, elles ont peur pour vous, dit Ruth, désorienté. Très peur. Je ne sais pas pourquoi c’est mauvais pour vous de voler avec moi, mais c’est comme ça !

— Vous ne devez pas aller dans l’Interstice pendant encore au moins un mois ou six semaines, dit Brekke. Sinon, vous risquez d’avoir des migraines jusqu’à la fin de vos jours. Sans compter le risque de devenir aveugle…

— Comment le savez-vous ? demanda Jaxom, furieux.

— Un chevalier-dragon du Weyr Méridional avait contracté la tête de feu. Nous ne savions pas encore que c’était dangereux pour lui d’aller dans l’Interstice. D’abord, il est devenu aveugle. Puis, il a eu des migraines à en devenir fou. Et enfin, il est… mort. Son dragon aussi.

Sa voix s’étrangla, et ses yeux s’embuèrent.

— Pourquoi ne me l’a-t-on pas dit plus tôt ?

— Il n’y avait aucune raison, dit Sharra. Vous reprenez des forces tous les jours.

— Encore quatre à six semaines ? Jaxom prit une profonde inspiration.

— C’est très gênant pourtant, parce que nous avons besoin d’un chevalier-dragon.

Jaxom regarda Brekke, sentit son désir d’être là où l’on avait besoin d’elle, l’effort qu’elle s’imposait pour ne pas appeler Canth à son aide, alors qu’on avait besoin de lui ailleurs.

— Mais nous en avons un ! s’écria-t-il avec joie. Ruth, accepterais-tu d’emmener Brekke sans moi ?

J’emmènerais Brekke n’importe où.

Le petit dragon blanc leva la tête, roulant rapidement des yeux, et s’avança vers Brekke, dont le visage s’éclaira.

— Oh, Jaxom, vous feriez cela ?

L’infinie gratitude de sa voix le récompensa au centuple. La prenant par le bras, il la conduisit près de Ruth.

— Il faut partir. Si Maître Robinton… La panique l’empêcha de finir.

— Merci, Jaxom. Merci, Ruth.

Dans sa hâte, Brekke eut du mal à enfiler sa tunique de vol et à boucler son harnais. Quand elle fut prête, Ruth abaissa l’épaule pour la laisser monter, puis tourna la tête pour s’assurer qu’elle était bien installée.

— Je vous renverrai Ruth immédiatement. Oh, non, ne le laissez pas partir ! Ne le laissez pas s’endormir !

Nous ne le laisserons pas partir, dit Ruth. Il caressa du museau l’épaule de Jaxom, puis s’envola, arrosant de sable son ami et Sharra. À une hauteur de dragon au-dessus des vagues, il disparut dans l’Interstice.

— Jaxom ?

La voix tremblait tant qu’il se tourna vers elle avec inquiétude.

— T’kul ne peut pas avoir été assez fou pour attaquer Robinton ?

— Le Harpiste a sans doute essayé de les séparer. Connaissez-vous Maître Robinton ?

— Par Piemur et Menolly. Je l’ai vu dans notre Fort, naturellement, et je l’ai entendu chanter. C’est un homme merveilleux. Oh, Jaxom, tous ces Méridionaux sont devenus fous ! Fous ! Ils sont malades, bouleversés, perdus !

Succombant à ses angoisses, elle posa la tête sur l’épaule de Jaxom. Il la serra tendrement contre lui.

Il vit !

La voix de Ruth résonna dans sa tête, affaiblie par la distance mais très nette.

— Ruth dit qu’il vit, Sharra.

— Il doit continuer à vivre, Jaxom. Il le doit ! Jaxom prit les mains de Sharra dans les siennes, et, la regardant dans les yeux, lui sourit.

— Il vivra. Je suis sûr qu’il vivra s’il est en notre pouvoir de l’en convaincre.

Le moment était vraiment mal choisi, mais Jaxom avait une conscience aiguë du corps vibrant de Sharra pressé contre le sien. Il sentait la tiédeur de sa peau à travers sa mince tunique, la longue courbe de sa cuisse contre la sienne, l’odeur de ses cheveux parfumés de soleil, celle de la fleur piquée derrière son oreille. Elle le regarda, stupéfaite, et il comprit qu’elle aussi avait conscience de l’intimité de leur posture. Pour la première fois depuis qu’il la connaissait, elle semblait confuse.

Il desserra son étreinte, prêt à la lâcher complètement si nécessaire. Sharra n’était pas Corana ; ce n’était pas une simple vassale tenue à l’obéissance envers le Seigneur de son Fort. Sharra lui était trop précieuse. De plus, elle pensait que ses sentiments venaient d’une gratitude bien naturelle envers une infirmière. Mais trop de choses en elle lui plaisaient, depuis sa voix merveilleuse jusqu’à la sûreté de ses mains – ces mains dont il désirait tant les caresses. Il ressentait une curiosité dévorante. Ce qu’elle avait dit des Méridionaux l’avait surpris. Une partie de sa séduction venait de ce qu’il ne savait jamais ce qu’elle allait dire.

Soudain, il relâcha son étreinte et, lui posant légèrement le bras sur les épaules, la guida jusqu’aux nattes où ils avaient abandonné leur jeu d’enfant. Elle croisa machinalement les jambes quand il s’assit près d’elle, assez près pour que leurs épaules se frôlent.

— En un sens, il est normal que F’lar se batte avec T’kul ! C’est lui qui a envoyé les Anciens en exil. C’est à lui de finir son ouvrage.

— En tuant T’kul ?

— Ou en mourant sous ses coups !

Il y a beaucoup de dragons ici, et beaucoup de gens. Sebell arrive. Menolly ne peut pas venir, dit Ruth, d’une voix encore plus faible.

— Est-ce que Ruth vous parle ? demanda Sharra anxieusement, le saisissant par le bras.

Il couvrit sa main de la sienne pour la faire taire.

Ses lézards de feu sont ici. Le Harpiste dort. Maître Oldive est à son chevet. Ils attendent dehors. Nous ne le laisserons pas partir. Est-ce que je dois revenir près de vous maintenant ?

— Qui, « ils » ? demanda Jaxom.

Lessa et F’lar. L’homme qui a attaqué F’lar est mort.

— T’kul est mort, et F’lar n’est pas blessé ?

Non.

— Demandez-lui ce qu’a le Harpiste, murmura Sharra.

Mnementh dit que Robinton a mal dans la poitrine et qu’il a envie de dormir. Le vin lui a fait du bien. Mnementh et Ramoth savaient qu’il ne devait pas dormir. Il serait parti. Je peux revenir, maintenant ?

— Brekke a-t-elle besoin de toi ?

Il y a beaucoup de dragons ici.

— Alors, reviens, mon ami !

J’arrive !

Soudain, tournant la tête vers le rivage occidental, Meer et Talla se mirent à pousser des cris stridents. Ramassés sur leurs pattes postérieures, ailes à demi déployées, ils étaient prêts à s’élancer vers le ciel. Puis, très vite, ils se détendirent. Meer se lissait les ailes comme si rien ne s’était passé.

Jaxom se leva d’un bond et scruta le ciel.

— Ce ne peut pas être Ruth ; ils n’auraient pas donné l’alarme.

— Ce doit être quelqu’un qu’ils connaissent, dit Sharra. Et qui n’arrive pas par la voie des airs !

Ils entendirent des froissements de branches et de feuilles dans la forêt. Un juron étouffé leur apprit que l’arrivant était un humain, mais la première tête à crever l’épais rideau de feuillages était incontestablement celle d’un animal. Après la tête vint le corps de la plus petite bête de selle qu’eût jamais vue Jaxom.

Les jurons inarticulés firent place à des paroles intelligibles.

— Cesse de m’envoyer des branches dans la figure, espèce de chair à dragons débile ! Alors, Sharra, c’est donc ici que vous vous cachez ! Je commençais d’en douter ! Il paraît que vous avez été malade, Jaxom ? Ça ne se voit plus !

— Piemur ?

Bien que l’apparition du jeune Harpiste fût des plus fortuites, il n’y avait pas à se tromper sur la démarche chaloupée du petit homme trapu qui s’avançait cavalièrement vers eux.

— Piemur ! Que faites-vous là ?

— Je vous cherche, naturellement ! Avez-vous idée du nombre de baies de ce littoral perdu qui répondent à la description de Maître Robinton ?

 

— Eh bien, le Weyr est organisé maintenant, dit F’lar à voix basse, rejoignant Lessa dans l’antichambre du Weyr, évacué à la hâte pour qu’on pût y installer le Maître Harpiste de Pern. Soulevé sur ses oreillers dans la chambre intérieure, il dormait, veillé par Maître Oldive et Brekke. Perché au-dessus de lui, Zair ne quittait pas son ami des yeux.

Lessa tendit la main à F’lar. Il attira un tabouret près d’elle, lui donna un rapide baiser sur la joue et se versa une coupe de vin.

— D’ram a envoyé les bronzes aider Canth et F’nor à ramener Ranilth. Cette pauvre bête n’a plus que quelques Révolutions à vivre… si B’zon ne meurt pas.

— Ah non, pas un autre mort aujourd’hui !

F’lar secoua la tête.

— Non, il dort comme une souche, c’est tout. Nous avons fait boire jusqu’à plus soif les chevaliers-bronzes évincés ; ils sont saouls comme des apprentis vignerons. Quant à Cosira et G’dened, ils sont… si absorbés l’un par l’autre qu’ils n’ont pas la moindre idée de ce qui vient de se passer à Ista.

— C’est aussi bien, répliqua Lessa avec un grand sourire.

F’lar lui caressa la joue.

— À quand le prochain vol nuptial de Ramoth, mon cher cœur ?

— Je ne manquerai pas de vous le faire savoir ! Voyant F’lar regarder vers la chambre intérieure, elle ajouta :

— Il se remettra !

— Pourtant, Oldive ne garantit pas une guérison complète.

— Comment le pourrait-il ? Avec tous les dragons de Pern à l’écoute ?

— C’était absolument inattendu. Je sais que les dragons l’appellent par son nom, mais… cette communication télépathique complète ?

— Pour moi, le plus incroyable, ce fut de voir Brekke arriver toute seule avec Ruth !

— Pourquoi pas ? demanda Lessa, piquée. Elle a été Dame du Weyr ! Et elle a un contact spécial avec les dragons depuis qu’elle a perdu Wirenth !

— Pourtant, je ne vous vois pas lui offrir Ramoth en des circonstances de ce genre. Ne vous offensez pas, Lessa. C’est un beau geste de Jaxom. Brekke m’a dit qu’il venait juste de réaliser qu’il ne pouvait pas voler dans l’Interstice. La découverte a dû être amère, et c’est tout à son honneur d’avoir réagi si généreusement.

— Oui, je vois où vous voulez en venir. C’est un soulagement de l’avoir ici.

Jetant un coup d’œil vers le rideau, elle ajouta :

— Après ce qui s’est passé aujourd’hui, j’en viendrais presque à aimer les lézards de feu, vous savez.

— Et pourquoi donc ? demanda F’lar, l’air surpris.

— Je n’ai pas dit que je les aimais, mais que je suis tentée – depuis que je vois Grall et Berd aider Brekke sans relâche, et le bronze de Robinton. Ces petites créatures peuvent devenir folles furieuses quand leurs amis sont en danger, mais lui, il s’est tapi près de lui, scrutant son visage, roucoulant à perdre haleine. Je ressentais la même chose.

Elle s’interrompit, le visage bouffi de larmes.

— N’y pensez plus, mon cher cœur, dit F’lar. Ce n’est pas arrivé.

— Quand Mnementh m’a appelée… Si seulement vous aviez tué T’ron au Fort de Telgar…

— Lessa ! s’écria-t-il. T’ron et son Fidranth étaient en pleine force au Fort de Telgar. Je ne pouvais pas causer sa mort ! Mais je pouvais tuer T’kul. Quoiqu’il ait failli me tuer le premier, je le reconnais. Notre Harpiste n’est pas le seul à vieillir.

— Et Dieu merci, cela vaut aussi pour les Anciens du Weyr Méridional. Qu’allons-nous faire d’eux, maintenant ?

— J’irai dans le Sud et je prendrai le gouvernement du Weyr, dit D’ram, entré sans bruit pendant la conversation. Après tout, je suis un Ancien… soupira-t-il. Ils accepteront de moi ce qu’ils ne supporteraient pas de vous, F’lar.

Bien que l’offre fût séduisante, le Chef du Weyr de Benden hésita.

— Si cela devait trop vous fatiguer… D’ram l’interrompit de la main.

— Je suis plus en forme que je ne pensais. Ces quelques jours à la baie ont fait des merveilles. J’aurai besoin d’aide…

— Tout ce qu’il vous faudra…

— Il me faudra quelques vertes, de préférence données par R’mart de Telgar ou G’narish d’Igen, car le Weyr Méridional n’en a plus. Et comme ce sont, eux aussi, des Anciens, ce sera plus facile. J’aurai besoin de deux jeunes bronzes, et d’assez de bleus et de bruns pour constituer deux escadrilles de combat.

— Les chevaliers-dragons du Sud n’ont pas combattu les Fils depuis des Révolutions, dit F’lar avec mépris.

— Je sais. Mais il est temps que ça change. Cela redonnera force et vigueur aux dragons survivants, espoir et raison de vivre à leurs maîtres, dit D’ram avec gravité. Aujourd’hui, B’zon m’a consterné. J’ai été aveugle…

— Ce n’est pas votre faute, D’ram. C’est moi qui ai pris la décision de les envoyer dans le Sud.

— C’était la bonne, F’lar. Quand… quand Fanna est morte, dit-il d’un ton fiévreux, j’aurais dû aller au Weyr Méridional. J’aurais pu…

— J’en doute, dit Lessa. Dès l’instant où T’kul a comploté pour voler un œuf de reine…

Son geste exprima une condamnation sans appel.

— S’il était venu vous trouver…

— J’aurais sans doute refusé. Mais pas vous, D’ram. F’lar non plus. Il n’était pas dans la nature de T’kul de mendier. Comme il n’est pas dans la mienne de pardonner !

D’ram se redressa.

— Blâmez-vous ma décision, Dame du Weyr ?

— Non, par la Coquille ! Je vous trouve bon et sage, et plus généreux que je ne le serai jamais. Cet idiot de T’kul aurait pu tuer F’lar aujourd’hui ! Non, vous devez partir. Ils vous accepteront plus facilement, vous avez raison. Je ne crois pas avoir jamais réalisé ce qui se passait dans le Sud.

— Puis-je inviter d’autres chevaliers-dragons à se joindre à moi ?

D’ram regarda d’abord Lessa, puis F’lar.

— Invitez qui vous voudrez de Benden, sauf F’nor. Il ne serait pas juste de demander à Brekke de retourner dans le Sud. Je crois que les autres Chefs de Weyr vous aideront. Pour l’honneur de tous. Et nous ne voudrions pas que les Seigneurs prennent pied dans le Sud, sous prétexte que nous n’arrivons pas à maintenir l’ordre dans les Weyrs.

— Ils ne feraient jamais… commença D’ram, fronçant les sourcils.

— Ils pourraient très bien, répliqua F’lar. Les Méridionaux, sous l’autorité de T’ron et T’kul, n’auraient jamais permis aux Seigneurs d’agrandir leurs terres d’une longueur de dragon. Mais la colonie de Toric s’est accrue régulièrement au cours des dernières Révolutions, quelques personnes à la fois, des artisans, des mécontents, quelques cadets sans domaines. Le tout très discrètement, pour ne pas alarmer les Anciens.

F’lar se leva et se mit à arpenter nerveusement la salle.

— Je savais qu’il y avait des commerçants qui parcouraient le Nord et le Sud, dit D’ram.

— Oui, cela fait partie du problème. Les commerçants bavardent, et le bruit s’est répandu qu’il y a beaucoup de terres dans le Sud. Il faut faire la part de l’exagération, mais j’ai de bonnes raisons de croire que le Continent Méridional est sans doute aussi grand que celui-ci – et bien protégé contre les Fils par les larves.

Il s’interrompit, suivant machinalement de l’index le contour de sa joue.

— Cette fois, D’ram, les chevaliers-dragons choisiront les premiers. Lors du prochain Intervalle, je ne veux plus qu’ils soient obligés de s’en remettre à la générosité des Forts et des Ateliers. Nous aurons nos propres terres, sans nuire à personne. Pour ma part, je ne mendierai plus jamais.

D’ram écoutait, surpris d’abord, puis épanoui. Il redressa les épaules, et, après l’avoir salué de la tête, il regarda F’lar dans les yeux.

— Vous pouvez compter sur moi pour préparer le Sud à ce grand dessein. Par la Première Coquille, quelle bonne idée. Faire de ces magnifiques terres le pays des chevaliers-dragons !

F’lar lui serra le bras. Puis il eut un sourire complice.

— Si vous ne vous étiez pas proposé vous-même pour aller dans le Sud, D’ram, j’allais vous le suggérer ! Vous êtes l’homme de la situation. Le seul. Et je ne vous envie pas !

— J’ai pleuré ma compagne comme il convient. Mais je suis vivant. La vie dans cette baie ne me suffisait pas. J’ai été soulagé quand vous m’avez ramené et occupé, F’lar. Ce n’était pas une solution de renoncer à la seule vie que j’ai jamais connue. Je n’ai pas pu. Les Chevaliers dressent leurs armes /Quand passe la Rouge Étoile !

Il soupira, s’inclina respectueusement devant Lessa, puis sortit du Weyr la tête haute.

— Croyez-vous qu’il réussira, F’lar ?

— Il a plus de chances que personne… à l’exception de F’nor. Mais je ne peux pas lui demander ça.

— Certainement pas ! dit-elle d’un ton tranchant. Puis, regrettant sa rudesse, elle courut l’embrasser. Il la prit dans ses bras, lui caressant distraitement les cheveux.

Il y avait trop de rides profondes sur son visage, se dit Lessa, des rides qu’elle n’avait jamais remarquées. Il avait prouvé qu’il était assez en forme pour défendre victorieusement sa vie contre un fou. Une seule fois sa propre faiblesse l’avait mis en danger – immédiatement après le duel au couteau à Telgar, quand sa blessure avait été lente à se cicatriser, et qu’il avait contracté la fièvre en volant sottement dans l’Interstice. Mais cela lui avait servi de leçon, et il s’était mis à déléguer certains de ses pouvoirs, d’abord à F’nor et T’gellan de Benden, à N’ton et à R’mart, à elle-même ! Consciente de son profond attachement envers lui, Lessa le serra farouchement contre elle.

Amusé de cette soudaine démonstration d’affection, il lui sourit, et les rides de son visage, accusées par la fatigue, s’estompèrent.

— Je suis là, mon cher cœur, ne vous inquiétez pas ! Il l’embrassa passionnément, ne lui laissant aucun doute sur sa vitalité.

Un bruit de bottes dans le couloir les interrompit. Sebell, rouge d’avoir couru, surgit en toute hâte.

— Comment va-t-il ?

— Il dort. Mais voyez vous-même, Sebell, répondit Lessa, montrant le rideau qui fermait la chambre.

Deux lézards de feu surgirent dans la salle, glapirent en voyant Lessa et disparurent.

— Je ne savais pas que vous aviez deux reines.

— Je n’en ai qu’une, dit Sebell. L’autre est à Menolly. Elle n’a pas été autorisée à venir !

Sa grimace leur en dit long sur la réaction de Menolly.

— Oh, dites-leur de revenir. Je ne mange pas les lézards de feu ! dit Lessa.

Elle ne savait pas ce qui l’irritait le plus, les lézards de feu eux-mêmes, ou l’embarras des assistants quand il était question d’eux devant elle.

Sebell, soulagé, tendit le bras. Deux reines surgirent, roulant follement les yeux dans leur agitation. L’une d’elles pépia comme pour la remercier. Puis Sebell, prenant grand soin de ne pas les déséquilibrer (ce qui les aurait fait glapir), marcha avec une prudence exagérée vers la chambre du malade.

— C’est Sebell qui a repris la direction de l’Atelier des Harpistes ? demanda Lessa.

— Il en est très capable.

— Si seulement ce cher homme avait eu l’idée de lui déléguer plus de responsabilités avant d’en arriver là…

— C’est en partie ma faute, Lessa. Benden a beaucoup demandé à l’Atelier des Harpistes.

F’lar se versa une coupe de vin, consulta Lessa du regard et, sur un signe affirmatif, lui en remplit une également. Ils levèrent leurs coupes.

— Le vin de Benden !

— Le vin qui l’a conservé en vie !

— Manquer une coupe ? Robinton, jamais !

Elle but rapidement pour détendre sa gorge serrée.

— Et il videra encore bien des outres, dit la voix tranquille de Maître Oldive.

Il approcha de la table, curieuse silhouette aux bras et aux jambes apparemment trop longs tant qu’on n’avait pas vu son dos et sa bosse. Son beau visage était serein. Il se servit une coupe, contemplant un instant le beau rouge pourpre du liquide avant de la vider d’un trait.

— Maître Robinton se remettra ?

— Oui, avec beaucoup de repos. Son cœur et son pouls ont recommencé à battre régulièrement. Tous les soucis doivent lui être épargnés. Je l’avais souvent prévenu qu’il fallait réduire ses activités. Sans penser qu’il m’écouterait, d’ailleurs ! Sebell, Silvina et Menolly l’ont beaucoup aidé, mais quand Menolly est tombée malade…

Oldive sourit.

— Vous ne pouvez rien faire pour lui ici, Chefs du Weyr. Sebell restera à son chevet, pour l’assurer à son réveil que tout va bien dans son atelier. Brekke, moi et les braves gens de ce Weyr, nous le soignerons. Vous avez besoin de repos, vous aussi. Retournez dans votre Weyr.

Il les poussa vers le couloir.

— Allez donc !

Il leur parlait comme à des enfants récalcitrants, mais Lessa était assez lasse pour obéir, et assez inquiète pour écarter les objections de F’lar.

Nous ne laissons pas le Harpiste tout seul, dit Ramoth comme F’lar aidait Lessa à monter sa reine. Nous sommes avec lui.

Nous sommes tous avec lui, dit Mnementh, roulant lentement des yeux rassurants.